La messe sur le monde

    « LA MESSE SUR LE MONDE » – Pierre Teilhard de Chardin, 1923

    prier autrement

    A l'époque le P. Teilhard étant seul chrétien dans le désert du nord de la Chine, il ne pouvait pas célébrer l'eucharistie (à l'époque il fallait être 2 sauf dispense explicite).

    Nous publierons le contenu de cette messe successivement sur plusieurs semaines.

     

    L’OFFRANDE

    Puisque, une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde.

    Le soleil vient d’illuminer, là-bas, la frange extrême du premier Orient. Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés.

    Mon calice et ma patène, ce sont les profondeurs d’une âme largement ouverte à toutes les forces qui, dans un instant, vont s’élever de tous les points du Globe et converger vers l’Esprit. – Qu’ils viennent donc à moi, le souvenir et la mystique présence de ceux que la lumière éveille pour une nouvelle journée !

    Un à un, Seigneur, je les vois et les aime, ceux que vous m’avez donnés comme soutien et comme charme naturel de mon existence. Un à un, aussi, je les compte, les membres de cette autre et si chère famille qu’ont rassemblée peu à peu, autour de moi, à partir des éléments les plus disparates, les affinités du cœur, de la recherche scientifique et de la pensée. Plus confusément, mais tous sans exception, je les évoque, ceux dont la troupe anonyme forme la masse innombrable des vivants : ceux qui m’entourent et me supportent sans que je les connaisse ; ceux qui viennent et ceux qui s’en vont ; ceux-là surtout qui, dans la vérité ou à travers l’erreur, à leur bureau, à leur laboratoire ou à l’usine, croient au progrès des Choses, et poursuivront passionnément aujourd’hui la lumière.

    Cette multitude agitée, trouble ou distincte, dont l’immensité nous épouvante, – cet Océan humain, dont les lentes et monotones oscillations jettent le trouble dans les cœurs les plus croyants, je veux qu’en ce moment mon être résonne à son murmure profond. Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journée, tout ce qui va diminuer, – tout ce qui va mourir, aussi, – voilà, Seigneur, ce que je m’efforce de ramasser en moi pour vous le tendre ; voilà la matière de mon sacrifice, le seul dont vous ayez envie.

    Jadis, on traînait dans votre temple les prémices des récoltes et la fleur des troupeaux. L’offrande que vous attendez vraiment, celle dont vous avez mystérieusement besoin chaque jour pour apaiser votre faim, pour étancher votre soif, ce n’est rien moins que l’accroissement du Monde emporté par l’universel devenir.

    Recevez, Seigneur, cette Hostie totale que la Création, mue par votre attrait, vous présente à l’aube nouvelle. Ce pain, notre effort, il n’est de lui-même, je le sais, qu’une désagrégation immense. Ce vin, notre douleur, il n’est encore, hélas ! Qu’un dissolvant breuvage. Mais, au fond de cette masse informe, vous avez mis – j’en suis sûr, parce que je le sens – un irrésistible et sanctifiant désir qui nous fait tous crier, depuis l’impie jusqu’au fidèle : « Seigneur, faites-nous un ».

    Parce que, à défaut du zèle spirituel et de la sublime pureté de vos Saints, vous m’avez donné, mon Dieu, une sympathie irrésistible pour tout ce qui se meut dans la matière obscure, – parce que, irrémédiablement, je reconnais en moi, bien plus qu’un enfant du Ciel, un fils de la Terre, – je monterai, ce matin, en pensée, sur les hauts lieux, chargé des espérances et des misères de ma mère ; et là, – fort d’un sacerdoce que vous seul, je le crois, m’avez donné, – sur tout ce qui, dans la Chair humaine, s’apprête à naître ou à périr sous le soleil qui monte, j’appellerai le Feu.

     

    LE FEU AU-DESSUS DU MONDE

    Le Feu, ce principe de l’être, nous sommes dominés par l’illusion tenace qu’il sort des profondeurs de la Terre, et que sa flamme s’allume progressivement le long du brillant sillage de la Vie. Vous m’avez fait la grâce, Seigneur, de comprendre que cette vision était fausse, et que, pour vous apercevoir, je devais la renverser. Au commencement, il y avait la puissance intelligente, aimante et active. Au commencement, il y avait le Verbe souverainement capable de s’assujettir et de pétrir toute Matière qui naîtrait. Au commencement, il n’y avait pas le froid et les ténèbres ; il y avait le Feu. Voilà la Vérité.

    Ainsi donc, bien loin que de notre nuit jaillisse graduellement la lumière, c’est la lumière préexistante qui, patiemment et infailliblement, élimine nos ombres. Nous autres, créatures, nous sommes, par nous-mêmes, le Sombre et le Vide. Vous êtes, mon Dieu, le fond même et la stabilité du Milieu éternel, sans durée ni espace, en qui, graduellement, notre Univers émerge et s’achève, en perdant les limites par où il nous paraît si grand. Tout est être, il n’y a que de l’être partout, hors de la fragmentation des créatures, et de l’opposition de leurs atomes.

    Esprit brûlant, Feu fondamental et personnel, Terme réel d’une union mille fois plus belle et désirable que la fusion destructrice imaginée par n’importe quel panthéisme, daignez, cette fois encore, descendre, pour lui donner une âme, sur la frêle pellicule de matière nouvelle dont va s’envelopper le Monde, aujourd’hui.

    Je le sais. Nous ne saurions dicter, ni même anticiper, le moindre de vos gestes. De Vous, toutes les initiatives, à commencer par celle de ma prière.

    Verbe étincelant, Puissance ardente, Vous qui pétrissez le Multiple pour lui insuffler votre vie, abaissez, je vous prie, sur nous, vos mains puissantes, vos mains prévenantes, vos mains omniprésentes, ces mains qui ne touchent ni ici, ni là (comme ferait une main humaine), mais qui, mêlées à la profondeur et à l’universalité présente et passée des Choses, nous atteignent simultanément par tout ce qu’il y a de plus vaste et de plus intérieur, en nous et autour de nous.

    De ces mains invincibles, préparez, par une adaptation suprême, pour la grande œuvre que vous méditez, l’effort terrestre dont je vous présente en ce moment, ramassée dans mon cœur, la totalité. Remaniez-le, cet effort, rectifiez-le, refondez-le jusque dans ses origines, vous qui savez pourquoi il est impossible que la créature naisse autrement que portée sur la tige d’une interminable évolution

    Et maintenant, prononcez sur lui, par ma bouche, la double et efficace parole, sans laquelle tout branle, tout se dénoue, dans notre sagesse et dans notre expérience, – avec laquelle tout se rejoint et tout se consolide à perte de vue dans nos spéculations et notre pratique de l’Univers. – Sur toute notre vie qui va germer, croître, fleurir et mûrir en ce jour, répétez : « Ceci est mon corps. » – Et, sur toute mort qui s’apprête à ronger, à flétrir, à couper, commandez (mystère de foi par excellence !) : « Ceci est mon sang ! »

     

    LE FEU DANS LE MONDE

    C’est fait.

    Le Feu, encore une fois, a pénétré la Terre.

    Il n’est pas tombé bruyamment sur les cimes, comme la foudre en son éclat. Le Maître force-t-il les portes pour entrer chez lui ?

    Sans secousse, sans tonnerre, la flamme a tout illuminé par le dedans. Depuis le cœur du moindre atome jusqu’à l’énergie des lois les plus universelles, elle a si naturellement envahi individuellement et dans leur ensemble, chaque élément, chaque ressort, chaque liaison de notre Cosmos, que celui-ci, pourrait-on croire, s’est enflammé spontanément.

    Dans la nouvelle Humanité qui s’engendre aujourd’hui, le Verbe a prolongé l’acte sans fin de sa naissance ; et, par la vertu de son immersion au sein du Monde, les grandes eaux de la Matière, sans un frisson, se sont chargées de vie. Rien n’a frémi, en apparence, sous l’ineffable transformation. Et cependant, mystérieusement et réellement, au contact de la substantielle Parole, l’Univers, immense Hostie, est devenu Chair. Toute matière est désormais incarnée, mon Dieu, par votre Incarnation.

    L’Univers, il y a longtemps que nos pensées et nos expériences humaines avaient reconnu les étranges propriétés qui le font si pareil à une Chair…

    Comme la Chair, il nous attire par le charme qui flotte dans le mystère de ses plis et la profondeur de ses yeux.

    Comme la Chair, il se décompose et nous échappe sous le travail de nos analyses, de nos déchéances, et de sa propre durée.

    Comme la Chair, il ne s’étreint vraiment que dans l’effort sans fin pour l’atteindre toujours au-delà de ce qui nous est donné.

    Ce mélange troublant de proximité et de distance, nous le sentons tous, Seigneur, en naissant. Et il n’y a pas, dans l’héritage de douleur et d’espérance que se transmettent les âges, il n’y a pas de nostalgie plus désolée que celle qui fait pleurer l’homme d’irritation et de désir au sein de la Présence qui flotte impalpable et anonyme, en toutes choses, autour de lui : « Si forte attrectent eum »

    Maintenant, Seigneur, par la Consécration du Monde, la lueur et le parfum flottant dans l’Univers prennent pour moi corps et visage, en Vous. Ce qu’entrevoyait ma pensée hésitante, ce que réclamait mon cœur par un désir invraisemblable, vous me le donnez magnifiquement : que les créatures soient non seulement tellement solidaires entre elles, qu’aucune ne puisse exister sans toutes les autres pour l’entourer, – mais qu’elles soient tellement suspendues à un même centre réel, qu’une véritable Vie, subie en commun, leur donne, en définitive, leur consistance et leur union.

    Faites éclater, mon Dieu, par l’audace de votre Révélation, la timidité d’une pensée puérile qui n’ose rien concevoir de plus vaste, ni de plus vivant au monde que la misérable perfection de notre organisme humain ! Sur la voie d’une compréhension plus hardie de l’Univers, les enfants du siècle devancent chaque jour les maîtres d’Israël. Vous, Seigneur Jésus, « en qui toutes choses trouvent leur consistance », révélez-Vous enfin à ceux qui vous aiment, comme l’Âme supérieure et le Foyer physique de la Création. Il y va de notre vie, ne le voyez-vous pas ? Si je ne pouvais croire, moi, que votre Présence réelle anime, assouplit, réchauffe la moindre des énergies qui me pénètrent ou me frôlent, est-ce que, transi dans les moelles de mon être, je ne mourrais pas de froid ?

    Merci, mon Dieu, d’avoir, de mille manières, conduit mon regard, jusqu’à lui faire découvrir l’immense simplicité des Choses ! Peu à peu, sous le développement irrésistible des aspirations que vous avez déposées en moi quand j’étais encore un enfant, sous l’influence d’amis exceptionnels qui se sont trouvés à point nommé sur ma route pour éclairer et fortifier mon esprit, sous l’éveil d’initiations terribles et douces dont vous m’avez fait successivement franchir les cercles, j’en suis venu à ne pouvoir plus rien voir ni respirer hors du Milieu où tout n’est qu’Un.

    En ce moment où votre Vie vient de passer, avec un surcroît de vigueur, dans le Sacrement du Monde, je goûterai, avec une conscience accrue, la forte et calme ivresse d’une vision dont je n’arrive pas à épuiser la cohérence et les harmonies.

     Ce que j’éprouve, en face et au sein du Monde assimilé par votre Chair, devenu votre Chair, mon Dieu, – ce n’est ni l’absorption du moniste avide de se fondre dans l’unité des choses, – ni l’émotion du païen prosterné aux pieds d’une divinité tangible, – ni l’abandon passif du quiétiste ballotté au gré des énergies mystiques.

    Prenant à ces divers courants quelque chose de leur force sans me pousser sur aucun écueil, l’attitude en laquelle me fixe votre universelle Présence est une admirable synthèse où se mêlent, en se corrigeant, trois des plus redoutables passions qui puissent jamais déchaîner un cœur humain.

    Comme le moniste, je me plonge dans l’Unité totale, – mais l’Unité qui me reçoit est si parfaite qu’en elle je sais trouver, en me perdant, le dernier achèvement de mon individualité.

     Comme le païen, j’adore un Dieu palpable. Je le touche même, ce Dieu, par toute la surface et la profondeur du Monde de la Matière où je suis pris. Mais, pour le saisir comme je voudrais (simplement pour continuer à le toucher), il me faut aller toujours plus loin, à travers et au-delà de toute emprise, – sans pouvoir jamais me reposer en rien, – porté à chaque instant par les créatures, et à chaque instant les dépassant, – dans un continuel accueil et un continuel détachement.

    Comme le quiétiste, je me laisse délicieusement bercer par la divine Fantaisie. Mais, en même temps, je sais que la Volonté divine ne me sera révélée, à chaque moment, qu’à la limite de mon effort. Je ne toucherai Dieu dans la Matière, comme Jacob, que lorsque j’aurai été vaincu par lui.

    Ainsi, parce que m’est apparu l’Objet définitif, total, sur lequel est accordée ma nature, les puissances de mon être se mettent spontanément à vibrer suivant une Note Unique, incroyablement riche, où je distingue, unies sans effort, les tendances les plus opposées : l’exaltation d’agir et la joie de subir ; la volupté de tenir et la fièvre de dépasser ; l’orgueil de grandir et le bonheur de disparaître en un plus grand que soi.

    Riche de la sève du Monde, je monte vers l’Esprit qui me sourit au-delà de toute conquête, drapé dans la splendeur concrète de l’Univers. Et je ne saurais dire, perdu dans le mystère de la Chair divine, quelle est la plus radieuse de ces deux béatitudes : avoir trouvé le Verbe pour dominer la Matière, ou posséder la Matière pour atteindre et subir la lumière de Dieu.

    Faites, Seigneur, que, pour moi, votre descente sous les Espèces universelles ne soit pas seulement chérie et caressée comme le fruit d’une spéculation philosophique, mais qu’elle me devienne véritablement une Présence réelle. En puissance et en droit, que nous le voulions ou non, vous êtes incarné dans le Monde, et nous vivons suspendus à vous. Mais, en fait, il s’en faut (et de combien !) que pour nous tous vous soyez également proche. Portés, tous ensemble, au sein d’un même Monde, nous formons néanmoins chacun notre petit Univers en qui l’Incarnation s’opère indépendamment, avec une intensité et des nuances incommunicables. Et voilà pourquoi, dans notre prière à l’autel, nous demandons que pour nous la consécration se fasse : « Ut nobis Corpus et Sanguis fiat… » Si je crois fermement que tout, autour de moi, est le Corps et le Sang du Verbe alors pour moi (et en un sens pour moi seul), se produit la merveilleuse « Diaphanie » qui fait objectivement transparaître dans la profondeur de tout fait et de tout élément, la chaleur lumineuse d’une même Vie. Que ma foi, par malheur, se relâche, et aussitôt, la lumière s’éteint, tout devient obscur, tout se décompose.

    Dans la journée qui commence, Seigneur, vous venez de descendre. Hélas ! pour les mêmes évènements qui se préparent, et que nous subirons tous, quelle infinie diversité dans les degrés de votre Présence ! Dans les mêmes circonstances, exactement, qui s’apprêtent à m’envelopper et à envelopper mes frères, vous pouvez être un peu, beaucoup, de plus en plus, ou pas du tout.

     Pour qu’aucun poison ne me nuise aujourd’hui, pour qu’aucune mort ne me tue, pour qu’aucun vin ne me grise, pour que dans toute créature je vous découvre et je vous sente, – Seigneur, faites que je croie !

     

    COMMUNION

    Si le Feu est descendu au cœur du Monde, c’est finalement pour me prendre et pour m’absorber. Dès lors, il ne suffit pas que je le contemple, et que par une foi entretenue, j’intensifie sans cesse autour de moi son ardeur. Il faut qu’après avoir coopéré, de toutes mes forces, à la Consécration qui le fait jaillir, je consente enfin à la Communion qui lui donnera, en ma personne, l’aliment qu’il est venu finalement chercher.

    Je me prosterne, mon Dieu, devant votre Présence dans l’Univers devenu ardent et, sous les traits de tout ce que je rencontrerai, et de tout ce qui m’arrivera, et de tout ce que je réaliserai en ce jour, je vous désire et je vous attends.

    C’est une chose terrible d’être né, c’est-à-dire de se trouver irrévocablement emporté, sans l’avoir voulu, dans un torrent d’énergie formidable qui paraît vouloir détruire tout ce qu’il entraîne en lui.

    Je veux, mon Dieu, que par un renversement de forces dont vous pouvez seul être l’auteur, l’effroi qui me saisit devant les altérations sans nom qui s’apprêtent à renouveler mon être se mue en une joie débordante d’être transformé en Vous.

    Sans hésiter, d’abord, étendrai la main vers le pain brûlant que vous me présentez. Dans ce pain, où vous avez enfermé le germe de tout développement, je reconnais le principe et le secret de l’avenir que vous me réservez. Le prendre, c’est me livrer, je le sais, aux puissances qui m’arracheront douloureusement à moi-même pour me pousser au danger, au travail, à la rénovation continuelle des idées, au détachement austère dans les affections. Le manger, c’est contracter, pour ce qui est en tout au-dessus de tout, un goût et une affinité qui me rendront désormais impossibles les joies où se réchauffait ma vie. Seigneur Jésus, j’accepte d’être possédé par Vous, et mené par l’inexprimable puissance de votre Corps auquel je serai lié, vers des solitudes où, seul, je n’aurais jamais osé monter. Instinctivement, comme tout Homme, j’aimerais dresser ici-bas ma tente sur un sommet choisi. J’ai peur, aussi, comme tous mes frères, de l’avenir trop mystérieux et trop nouveau vers lequel me chasse la durée. Et puis je me demande, anxieux avec eux, où va la vie … Puisse cette Communion du pain avec le Christ revêtu des puissances qui dilatent le Monde me libérer de ma timidité et de ma nonchalance ! Je me jette, ô mon Dieu, sur votre parole, dans le tourbillon des luttes et des énergies où se développera mon pouvoir de saisir et d’éprouver votre Sainte Présence. Celui qui aimera passionnément Jésus caché dans les forces qui font grandir la Terre, la Terre, maternellement, le soulèvera dans ses bras géants, et elle lui fera contempler le visage de Dieu.

    Si votre royaume, mon Dieu, était de ce Monde, ce serait assez, pour vous tenir, que je me confie aux puissances qui nous font souffrir et mourir en nous agrandissant palpablement, nous ou ce qui nous est plus cher que nous-mêmes. Mais, parce que le Terme vers lequel se meut la Terre est au-delà, non seulement de chaque chose individuelle, mais de l’ensemble des choses, – parce que le travail du Monde consiste, non pas à engendrer en lui-même quelque Réalité suprême, mais à se consommer par union dans un Être préexistant, il se trouve que, pour parvenir au centre flamboyant de l’Univers, ce n’est pas assez pour l’Homme de vivre de plus en plus pour soi, ni même de faire passer sa vie dans une cause terrestre, si grande soit-elle. Le Monde ne peut vous rejoindre finalement, Seigneur, que par une sorte d’inversion, de retournement, d’excentration où sombre pour un temps, non seulement la réussite des individus, mais l’apparence même de tout avantage humain. Pour que mon être soit décidément annexe au vôtre, il faut que meure en moi, non seulement la monade, mais le Monde, c’est-à-dire que je passe par la phase déchirante d’une diminution que rien de tangible ne viendra compenser. Voilà pourquoi, recueillant dans le calice l’amertume de toutes les séparations, de toutes les limitations, de toutes les déchéances stériles, vous me le tendez, «Buvez-en tous ».

    Comment le refuserais-je ce calice, Seigneur, maintenant que par le pain auquel vous m’avez fait goûter a glissé dans la moelle de mon être l’inextinguible passion de vous rejoindre, plus loin que la vie, à travers la mort. La Consécration du Monde serait demeurée inachevée, tout à l’heure, si vous n’aviez pas animé avec prédilection, pour ceux-là qui croiraient, les forces qui tuent, après celles qui vivifient. Ma Communion maintenant serait incomplète (elle ne serait pas chrétienne, tout simplement) si, avec les accroissements que m’apporte cette nouvelle journée, je ne recevais pas, en mon nom et au nom du Monde, comme la plus directe participation à vous-même, le travail, sourd ou manifeste, d’affaiblissement, de vieillesse et de mort qui mine incessamment l’Univers, pour son salut ou sa condamnation. Je m’abandonne éperdument, ô mon Dieu, aux actions redoutables de dissolution par lesquelles se substituera aujourd’hui, je veux le croire aveuglément, à mon étroite personnalité votre divine Présence. Celui qui aura aimé passionnément Jésus caché dans les forces qui font mourir la Terre, la Terre en défaillant le serrera dans ses bras géants, et avec elle, il se réveillera dans le sein de Dieu.

     

    PRIÈRE

    Et maintenant, Jésus, que voilà sous les puissances du Monde, vous êtes devenu véritablement et physiquement tout pour moi, tout autour de moi, tout en moi, je ferai passer dans une même aspiration l’ivresse de ce que je tiens et la soif de ce qui me manque, et je vous répéterai, après votre serviteur, les paroles enflammées où se reconnaîtra toujours plus exactement, j’en ai la foi inébranlable, le christianisme de demain :

    Seigneur, enfermez-moi au plus profond des entrailles de votre Cœur. Et, quand vous m’y tiendrez, brûlez-moi, purifiez-moi, enflammez-moi, sublimez-moi, jusqu’à satisfaction parfaite de vos goûts, jusqu’à la plus complète annihilation de moi-même.

    Tu autem, Domine mi, include me in imis visceribus Cordis tui. Atque ibi me detine, excoque, expurga, accende, ignifac, sublima, ad purissimum Cordis tui gustum atque placitum, ad puram annihilationem meam.

    « Seigneur ». Oh, oui, enfin ! par le double mystère de la Consécration et de la Communion universelles, j’ai donc trouvé quelqu’un à qui je puisse, à plein cœur, donner ce nom ! Tant que je n’ai su ou osé voir en Vous, Jésus, que l’homme d’il y a deux mille ans, le Moraliste sublime, l’Ami, le Frère, mon amour est resté timide et gêné. Des amis, des frères, des sages, est-ce que nous n’en avons pas de bien grands, de bien exquis, et de plus proches, autour de nous ? Et puis, l’Homme peut-il se donner pleinement à une nature seulement humaine ? Depuis toujours, le Monde au-dessus de tout Élément du Monde, avait pris mon cœur, et jamais, devant personne autre, je n’aurais sincèrement plié. Alors, longtemps, même en croyant, j’ai erré sans savoir ce que j’aimais. Mais, aujourd’hui que par la manifestation des pouvoirs suprahumains que vous a conférés la Résurrection, vous transparaissez pour moi, Maître, à travers toutes les puissances de la Terre, alors je vous reconnais comme mon Souverain et je me livre délicieusement à Vous.

    Étranges démarches de votre Esprit, mon Dieu ! Quand, il y a deux siècles, a commencé à se faire sentir, dans votre Église, l’attrait distinct de votre Cœur, il a pu sembler que ce qui séduisait les âmes, c’était la découverte en Vous, d’un élément plus déterminé, plus circonscrit, que votre Humanité même. Or, voici que maintenant, renversement soudain ! Il devient évident que, par la « révélation » de votre Cœur, Vous avez surtout voulu, Jésus, fournir à notre amour le moyen d’échapper à ce qu’il y avait de trop étroit, de trop précis, de trop limité, dans l’image que nous nous faisions de Vous. Au centre de votre poitrine, je n’aperçois rien d’autre qu’une fournaise ; et, plus je fixe ce foyer ardent, plus il me semble que, tout autour, les contours de votre Corps fondent, qu’ils s’agrandissent au-delà de toute mesure jusqu’à ce que je ne distingue plus en Vous d’autres traits que la figure d’un Monde enflammé.

    Christ glorieux ; Influence secrètement diffuse au sein de la Matière et Centre éblouissant où se relient les fibres sans nombre du Multiple ; Puissance implacable comme le Monde et chaude comme la Vie ; Vous dont le front est de neige, les yeux de feu, les pieds plus étincelants que l’or en fusion ; Vous dont les mains emprisonnent les étoiles ; Vous qui êtes le premier et le dernier, le vivant, le mort et le ressuscité ; Vous qui rassemblez en vous unité exubérante tous les charmes, tous les goûts, toutes les forces, tous les états ; c’est Vous que mon être appelait d’un désir aussi vaste que l’Univers : Vous êtes vraiment mon Seigneur et mon Dieu !

    « Enfermez-moi en Vous, Seigneur » – Ah ! je le crois (je le crois même si bien que cette foi est devenue un des supports de ma vie intime), des ténèbres absolument extérieures à Vous seraient un pur néant. Rien ne peut subsister en dehors de votre Chair, Jésus, au point que ceux-là mêmes qui se trouvent rejetés hors de votre amour bénéficient encore, pour leur malheur, du support de votre présence. Tous, nous sommes irrémédiablement en Vous, Milieu universel de consistance et de vie ! – Mais justement parce que nous ne sommes pas des choses toutes faites qui peuvent être conçues indifféremment comme proches ou éloignées de Vous justement parce qu’en nous le sujet de l’union croît avec l’union même qui nous donne progressivement à Vous – au nom de ce qu’il y a de plus essentiel dans mon être, Seigneur, écoutez le désir de cette chose que j’ose bien appeler mon âme, encore que, chaque jour davantage, je comprenne combien elle est plus grande que moi et, pour étancher ma soif d’exister, – à travers les zones successives de votre Substance profonde, – jusqu’aux replis les plus intimes du Centre de votre Cœur, attirez-moi !

    Plus Vous êtes rencontré profond, Maître, plus votre influence se découvre universelle. À ce caractère, je pourrai apprécier, à chaque instant, de combien je me suis avancé en Vous. Lorsque, toutes choses gardant autour de moi leur saveur et leurs contours, je les verrai néanmoins diffusées, par une âme secrète, dans un Élément unique, infiniment proche et infiniment distant, – lorsque, emprisonné dans l’intimité jalouse d’un sanctuaire divin, je me sentirai cependant errer librement à travers le ciel de toutes créatures, – alors, je saurai que j’approche du lieu central où converge le cœur du Monde dans le rayonnement descendant du Cœur de Dieu.

    En ce point d’universel embrasement, agissez sur moi, Seigneur, par le feu réuni de toutes les actions intérieures et extérieures qui, subies moins près de Vous, seraient neutres, équivoques ou hostiles ; mais qui, animées par une Énergie « quae possit sibi omnia subjicere » deviennent, dans les profondeurs physiques de votre Cœur, les anges de votre victorieuse opération. Par une combinaison merveilleuse, avec votre attrait, du charme des créatures et de leur insuffisance, de leur douceur et de leur méchanceté, de leur faiblesse décevante et de leur effroyable puissance, – exaltez tour à tour, et dégoûtez mon cœur ; apprenez-lui la pureté vraie, celle qui n’est pas une séparation anémiante des choses, mais un élan à travers toutes beautés ; révélez-lui la charité véritable, celle qui n’est pas la peur stérile de faire du mal, mais la volonté vigoureuse de forcer, tous ensemble, les portes de la vie ; donnez-lui, enfin, donnez-lui surtout, par une vision grandissante de votre omniprésence, la passion bienheureuse de découvrir, de faire et de subir toujours un peu plus le Monde, afin de pénétrer toujours davantage en Vous.

    Toute ma joie et ma réussite, toute ma raison d’être et mon goût de vivre, mon Dieu, sont suspendus à cette vision fondamentale de votre conjonction avec l’Univers. Que d’autres annoncent, suivant leur fonction plus haute, les splendeurs de votre pur Esprit ! Pour moi, dominé par une vocation qui tient aux dernières fibres de ma nature, je ne veux, ni je ne puis dire autre chose que les innombrables prolongements de votre Être incarné à travers la Matière ; je ne saurai jamais prêcher que le mystère de votre Chair, ô Âme qui transparaissez dans tout ce qui nous entoure !

    À votre Corps dans toute son extension, c’est-à-dire au Monde devenu, par votre puissance et par ma foi, le creuset magnifique et vivant où tout disparaît pour renaître, – par toutes les ressources qu’a fait jaillir en moi votre attraction créatrice, par ma trop faible science par mes liens religieux, par mon sacerdoce, et (ce à quoi je tiens le plus) par le fond de ma conviction humaine, – je me voue pour en vivre et pour en mourir, Jésus.

    Ordos, 1923